Ilana Isehayek
Presse / Textes Carnet de voyage / CEEAC

Sur ce point, on est formel : non seulement, depuis les gravures réalisées dans les années 80 à l'Université Concordia de Montréal jusqu'aux Chiquita géantes qu'elle nous donne à voir à Strasbourg aujourd'hui, il y a dans l'oeuvre d'Ilana un fil conducteur, mais ce fil, ô subtile coïncidence, est souvent clairement matérialisé dans l'oeuvre ou à défaut suggéré : gravé dans le bois sous la forme d'un lien elliptique qui relierait les objets pour les inscrire dans une sorte de mouvement perpétuel (série des Carnets de voyage I, 1991), dessiné, en courbe régulière, par les demi-sphères en bois qui ponctuent les tableaux griffés de la série Stamps (acquisition FRAC Alsace 95), imaginaire certes, mais si présent lorsque s'anime, dans l'ondulation élégante de ses balanciers, la famille des toupies sur pied (Tops, 1993), évident encore, dans le dialogue des grandes cornes de bois lamellé qui transgressent l'espace, traversant les étages pour un tête-à-tête "au sommet" insensé (Chiquita tops, CEAAC 1997).

 

Ce lien, quel qu'il soit, est générateur d'un mouvement en boucle qui se lit comme une métaphore du cycle de la vie, ce voyage permanent. C'est dans ce mouvement là que se situe l'essentiel du travail d'Ilana, tout comme sa vie : une enfance orientale, une adolescence canadienne et des études à Montréal, une exposition personnelle à New York, une résidence d'artiste à Genève, l'arrivée à Strasbourg, en 1989, et des séjours en Bretagne, dès que possible, pour faire un clin d'oeil à l'océan, en véritable constructeur de bateaux qu'à l'occasion aussi, elle sait être.

 

Dans ce parcours, serein en apparence, (à supposer que puisse l'être le passage de l'Orient à l'Amérique du Nord et celui du Nouveau Monde à la vieille Europe...) quelques jolis événements comme le cadeau d'une scie sauteuse et d'une tronçonneuse valent la peine d'être soulignés en ce sens qu'ils obligent notre frêle artiste à passer à l'attaque, à tenter l'aventure de la sculpture qui désormais se substituera à la gravure et transformera en reliefs les grandes peintures des années 85.

 

Le jeu avec le matériau deviendra désormais un "travail de force" que la réalisation de gigantesques "murals" destinés à des commandes publiques canadiennes, de coques de bateaux grandeur nature en bois ou en métal et plus récemment des Chiquita, assemblages monumentaux de petits éléments de bois de cageot, illustre spectaculairement. S'il y a dans cette pratique une vraie dimension de corps-à-corps entre l'artiste et son oeuvre, le mouvement fondamental à lire dans les travaux apparaît toutefois comme un mouvement serein, eu égard aux machineries autodestructrices du Nouveau Réalisme ou aux frénétiques danses macabres d'un Depoutot*: ici la barque est en repos, posée sur le rivage de la toile ou à même le sol (Carnets de voyage I, installation au Hall des Chars - Strasbourg, 1 991), le balancement des grandes toupies sur pied évoque les horloges anciennes et il y a dans les géantes Chiquita quelque chose qui force le respect : l'oeuvre, au fil du temps, est devenue plus silencieuse. Non pas qu'elle parle moins à nos sensibilités, bien au contraire. Mais, débarrassée de l'enchevêtrement des figures et des objets qui caractérisait les derniers reliefs de l'époque canadienne où la peinture affirmait en couche épaisse sa quasi-prédominance, affranchie d'un discours dans lequel on voulait tout dire à la fois, elle gagne en force, en perfection, en élégance, en sérénité : avec le temps qui passe, aller toujours plus à l'essentiel.

Aux grandes coques de bateaux de 1991 se substituent progressivement leurs ombres peintes, ces petites proues de plomb qui ne sont que le souvenir des embarcations anciennes, ou encore les Behaim, ces étonnantes formes en fuseaux développées dès 1992 dont l'artiste devait découvrir par hasard, en feuilletant des documents relatifs aux célébrations liées à la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb, qu'elles représentaient, avec une fidélité désarmante, les cartes du monde établies en 1 492 par Behaim, un émule du grand navigateur : une découverte qui n'a pas manqué de troubler notre voyageuse Ilana pour qui la mémoire, la trace, les souvenirs portés par un matériau usagé participent d'une problématique fondamentale.

 

La récupération de matériaux témoignant d'une "vie antérieure" tels ces fragments d’anciens bancs d'école constitutifs de la série Stamps est à ce titre caractéristique de l'oeuvre. Dans d'autres pièces, l'utilisation de vieux cageots (pour les Chiquita notamment, dont le nom évoque la célèbre marque de bananes) ou d'objets résiduels (boules de bois pour les Tops) témoigne de la volonté de l'artiste de mettre en avant, de souligner, ce processus de la vie toujours recommencée, thème qui lui est cher.

 

A défaut d'une apparence lisible de la mémoire du matériau, l'artiste procède à un vieillissement prématuré de l'objet qui se voit oxydé, rouillé, pigmenté, calciné, mais aussi griffé, raturé, incisé. Dans ce phénomène d'artifice, il y a volonté encore d'affirmer la vie, dont on sait que la ride, comme sur le visage humain, est parfois le plus juste écho.

 

De cette appropriation fictive ou réelle du temps, comme concept fort de sa création, Ilana joue pourtant très diversement. Les grandes toupies sur pied (Tops) d'abord au nombre de sept (1 993) puis présentées "en famille" (vingt et une à Brest en 1996) sont à ce titre tout à fait singulières : formées de dizaines de strates de bois en anneaux très minutieusement collées les unes sur les autres, objets uniques mais en apparence semblables, elles annoncent l'arrivée dans le travail d'une pratique de répétition dans la fabrication de l'objet que les Chiquita, constituées de centaines de lamelles de cageot ou de contreplaqué patiemment assemblés, affirment aussi très visiblement. Répéter le geste, dit l'artiste, c'est se donner le temps, simultanément de réfléchir au sens de ce qui est en train de se faire, en train de se dessiner, de se projeter.

 

Forgé par l'acte répétitif, l'objet lui aussi change, et son statut change avec lui. Double héritier d'une quête visant au dépouillement et d'une pratique de la répétition, il échappe à la dénomination ancienne de "relief". On dira du bout des lèvres qu'il est "installation", en ce sens qu'il prend sa place dans l'espace (série des toupies) mais plus encore qu'il se crée spécifiquement en fonction du lieu qui va l'accueillir, (Grande Chiquita, CEAAC, 1 997). Mais le mot est bien faible pour dire qu'il "occupe le terrain", au point de franchir les étages, obligeant le spectateur à s'élever pour le découvrir en totalité.

 

Tout comme pour les grandes toupies qui ne vivent que lorsque le spectateur imprime à l'oeuvre son propre mouvement de bras, il y a pour découvrir la grande Chiquita déplacement obligatoire du spectateur vers le "sommet" de l'oeuvre : Ilana, imperceptiblement nous entraîne dans son voyage.

 

Et la suivre dans son oeuvre, au sens le plus réel, le plus physique du terme, c'est aussi la suivre, sans le savoir dans une histoire de son enfance où, par un lien magique, un garçonnet désabusé pouvait quitter la terre pour quêter, par delà les nuages, un monde plus serein. On te suit, Ilana...

 

 

Ilana’s work Evelyne Schmitt
1997

Voir le projet
Télecharger l'article

 

Autres articles