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On dira, certes, que ce n’est pas un bien grand voyage ; mais quand Pétrarque, en 1336, entreprend l’ascension du Mont Ventoux depuis Malaucène qui se trouve à son pied, le parcours lui apparaît au moins symboliquement comme une difficile et violente incursion dans l’inconnu. Pour nous modernes, la disproportion peut sembler excessive entre l’effort qu’il lui faut accomplir pour parvenir au sommet de ce relief provençal et la teneur en expérience spirituelle que le poète y reconnaît. Nous sommes habitués à bien d’autres conquêtes géographiques. Mais peut-être cette habitude, qui tend à rendre l’expédition peu signifiante, s’impose-t-elle au détriment de la valeur d’expérience que Pétrarque attribuait à toute ascension, fût-elle aussi physique que celle dont il s’agit. Ce qui pour nous serait de l’ordre du loisir ou de la performance sportive est pour lui une épreuve métaphysique. S’élevant, difficilement, par la force de son corps, Pétrarque évoque les obstacles que l’âme doit franchir pour s’émanciper du poids du monde et pour atteindre un état de légèreté qui est sa nature même, mais qu’elle ne peut rejoindre qu’au prix d’une émancipation et d’un renoncement périlleux, jamais assurés, toujours menacés d’être repris dans l’immédiate évidence des choses terrestres. Gravissant le Mont Ventoux, il se sent vivre, littéralement et allégoriquement, une tension ontologique qui est la condition même de l’humain, attiré vers le bas par son attachement aux contingences de l’existence mondaine, appelé vers le haut par la présence en lui de l’élément divin qui le fait aspirer à une échappée hors de toute contrainte et à la découverte, enfin, de cette béatitude où tout serait un pur Dehors.
Une telle expérience n’est pas réservée aux seuls poètes, ni aux seuls philosophes. Si le motif que beaucoup d’artistes de la Renaissance indiquaient comme le plus désirable était la figuration, même fixe, du mouvement, cela tient précisément à ce qu’ils voyaient en lui une articulation des puissances du corps et de celles de l’âme - la dimension par laquelle les humains, malgré leur ontologique limitation, peuvent suggérer une motricité supérieure, angélique et divine, effective dans le monde mais insaisissable pour un regard privé de discernement et enchaîné au seul spectacle des apparences. Montrer le mouvement, répondre par la création aux sollicitations d’un appel mouvementé, c’était ainsi remonter du geste corporel au Principe suprêmement agent ; ou du moins, c’était s’engager sur une voie qui pouvait conduire aux sphères bienheureuses, comme Pétrarque par l’ascension du Mont Ventoux s’était aventuré à approcher une Vérité pourtant finalement refusée au vivant mortel, comme Dante déjà avait un jour quitté, plein de foi et de peur, la selva oscura.
Pourquoi te raconter tout cela, Ilana ? Pas par pédanterie, pas pour le plaisir d’accumuler des références ; mais parce que, considérant ta personne et ton oeuvre, il m’est venu l’hypothèse que peut-être un travail pictural et sculptural qui prend pour thème insistant le voyage ne pouvait éviter aujourd’hui encore de retrouver quelques-unes de ces grandes orientations de la métaphysique passée. Je ne veux pas dire qu’il les répète, ni qu’il apporte des réponses identiques à la question de ce qui relie nos existences immergées dans l’espace et le temps et le domaine supposé d’un infini soustrait à ces trop terrestres conditions. Mais peut-être se trouve-t-il malgré tout confronté à un ensemble d’interrogations qui portent encore, différemment, sur le lien en général, sur l’articulation, sur la relation qui s’institue entre deux lieux, entre deux contrées distinctes, sur la nature de l’espace qui se trouve entre elles, sur la distance à la fois affirmée et niée par l’accomplissement du parcours. Peut-être prolonge-t-il une pensée du géographique dont les Anciens faisaient une méditation sur la transcendance verticale, et qui n’a pas à s’éteindre quand elle ne se laisse plus conduire par le désir d’un lieu autre que le monde mais se prend à aimer la multitude des déplacements de lieux en autres lieux du monde.
Regarde Fernando Pessoa. La grande Ode Maritime de 1914-1915 se présente d’abord comme un abandon à la douleur de l’Ailleurs. Le paquebot entre dans le Rio Tejo, et Ah ! Tout le quai est une nostalgie de pierre ! Le navire est sublime parce qu’il n’est au fond que la souffrance qu’il inspire d’un Dehors perdu :
Parce que les mers anciennes sont la Distance Absolue, Le Lointain pur, libéré du poids de l’Actuel... Et, las ! Comme tout ici me remémore cette vie meilleure, Ces mers, plus vastes, parce qu’on y naviguait plus lentement, Ces mers mystérieuses parce que moins connues.
Pourtant, la crise de passivité se résoud bientôt en fervent désir d’agir :
Ah, n’importe comment et n’importe où, partir ! Larguer vers la haute mer, par les vagues, par le péril, par la mer, Aller vers le Large, vers le Dehors, vers la Distance Abstraite, Indéfiniment, par les nuits mystérieuses et profondes, Soulevé comme la poussière, par les vents et les ouragans ! Aller, aller, aller, aller d’un coup !
C’était aussi l’idée de Baudelaire : Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent/Pour partir. Et chez lui déjà, dans “Le voyage” de 1859, le bonheur de l’aventure rivalisait avec le dégoût et l’ennui. Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule/Dans leur valse et leurs bonds ; et quel Amer savoir, celui qu’on tire du voyage ! Mais aussi, que d’expérience et que de découvertes, quand, Berçant notre infini sur le fini des mers, nous accédons enfin aux régions premières où naissent les récits :
Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers ! Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires, Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.
Dans l’étonnement qu’inspirent les voyageurs, on ne trouve plus la solide confiance en l’outre-monde qui faisait marcher Dante et Pétrarque ; et pourtant le désir est vif encore d’un pays merveilleusement étranger, qui soit en même temps destination et commencement, havre rejoint et vie naissante. Et à la fin, chez Baudelaire comme chez Pessoa, la nostalgie fait place à une approbation résolue du nouveau. Baudelaire - ce sont les derniers mots du poème :
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !
Et Pessoa, plus acquiesçant encore au monde, attendant de la réalité quotidienne des choses ce nouveau que Baudelaire n’escomptait que de la Mort, vieux capitaine, laissant revenir vers la fin de l’Ode, magnifiquement, positivement, ce paquebot qui l’avait au début tant empli de souffrance :
La poésie n’a rien perdu. Et maintenant nous avons en plus les machines Avec leur poésie aussi, et tout le nouveau genre de vie, Commerciale, mondaine, intellectuelle, sentimentale, Que l’ère des machines est venue apporter aux âmes. Les voyages aujourd’hui sont aussi beaux qu’autrefois Et un navire sera toujours beau uniquement parce que c’est un navire, Voyager est encore voyager et le large demeure où il fut toujours - Nulle part, Dieu merci !
C’est ici même qu’elle se trouve, cette contrée souveraine vers laquelle les étonnants voyageurs tendaient leurs désirs fervents ou nostalgiques ; ici même, mais en aucun endroit unique, en aucun emplacement arrêté. “Ici” nomme l’espace indéfini d’un monde dont le mode d’être est celui d’une aire à parcourir sans terme, à découvrir sans fin, et dont la vérité - large, légère, mobile - ne se tient en aucune circonscription, se laisse plutôt deviner dans les interstices, entre les lieux, les choses, les êtres vivants, entre eux, perpétuellement entre. Pour suggérer cette vérité, il faut savoir donner des formes au rien qui s’insinue et tournoie dans les écarts, dans la distance - mot qu’il n’est plus besoin désormais d’écrire avec une majuscule -, comme le faisait déjà Vélasquez selon Elie Faure, dont Belmondo dans sa baignoire lisait l’Histoire de l’Art, au début de Pierrot le Fou. Te rappelles-tu cela ?
“Vélasquez, après cinquante ans, ne peignait plus jamais une chose définie. Il errait autour des objets avec l’air et le crépus- cule, il surprenait dans l’ombre et la transparence des fonds les palpitations colorées dont il faisait le centre invisible de sa symphonie silencieuse. Il ne saisissait plus dans le monde que les échanges mystérieux, qui font pénétrer les uns dans les autres les formes et les tons, par un progrès secret et continu dont aucun heurt, aucun sursaut ne dénonce ou n’interrompt la marche. L’espace règne [...] C’est comme une onde aérienne qui glisse sur les surfaces, s’imprègne de leurs émanations visibles pour les définir et les modeler, et emporter partout ailleurs comme un parfum, comme un écho d’elles qu’elle disperse sur toute l’étendue environnante en poussière impondérable...”
As-tu noté, Ilana, à quel point la remarque négative du début (”plus jamais de chose définie”) engage dans le texte une floraison de mots et de verbes de mouvement, passages et déplacements ? Palpitations, échanges, marche, émanations ; errer, glisser, emporter, disperser : le centre invisible est un tourbillon de formes, de couleurs, de sons, d’intensités, tout comme le Paradis de Dante, mais là maintenant, sous les yeux du peintre, dans l’Espagne historique et vivante. Et parce que l’acte de peinture est ainsi décrit comme la persévérance d’une navigation discrète mais efficace, je trouvais dans ces lignes quelque aliment à mon hypothèse ; je supposai que le motif du voyage pouvait suggérer simultanément un désir de translation dans l’étendue du monde et une procédure propre à la production d’objets de peinture, de sculpture ou de tout autre art ; que le voyage ainsi désigné pouvait être à la fois ce qu’évoquent hors d’elles les pièces construites et exposées et le mouvement interne de leur construction, la marche ou la danse dans laquelle ses matériaux, ses éléments se laissent entraîner autour d’un imperceptible coeur depuis lequel l’idée de leur présence prochaine acquiert, peu à peu ou soudainement, réalité et consistance.
Mais peut-on encore vraiment le supposer ? Que faire alors de notre temps, qui n’est plus celui de Vélasquez ni même de Pessoa, et qui a connu tant de terribles voyages d’exil, d’abandons contraints, de fuites in extremis, de transports en masse vers la mort ? Là où l’on parle de déportés, de réfugiés, de populations déplacées, est-il possible d’entendre les superbes versions du voyage que proposent les poètes ? De telles interrogations me viennent encore, tandis que je lis le texte de Siegfried Kracauer, l’amoureux des villes et du cinématographe, sur le voyage et sur la danse, formes en lesquelles il reconnaissait l’expérience que l’homme, à l’époque du “fonctionnement mécanisé”, peut toujours faire de sa double appartenance, à l’ici spatio-temporel et au dehors infini. Ces lignes sont de 1925 :
“En tant qu’existant, cet homme réel est à proprement parler citoyen de deux mondes, ou plutôt, il existe dans l’entre deux - impliqué vers la vie spatio-temporelle sans y être soumis, il s’oriente vers l’au-delà, dans lequel tout “ici” trouverait sa signi- fication et sa conclusion. La nécessité pour l’ici d’avoir recours à un tel complément se manifeste dans l’oeuvre d’art. En façonnant le phénoménal, l’art lui ajoute une forme qui le laisse marqué d’une signification extérieure à lui, il le relie à un sens qui surplombe l’espace et le temps et élève l’éphémère au rang de création”.
En un certain sens, cela participe encore du long fil métaphysique que nous voyions se tendre avec Dante et Pétrarque ; ici encore demeure une trace de la vérité ascensionnelle par laquelle l’art trouvait sa légitimité et sa beauté. Mais n’est-il pas trop tard ?
Ou au contraire, ne nous faut-il pas réapprendre à écouter ce qui se dit là, à le comprendre et à le traduire, différemment sans doute, si nous ne voulons pas sombrer dans la résignation ? N’y a-t-il pas là aussi une invitation à résister, à discerner encore un peu, à travers les brouillards du Tage et d’ailleurs, le va-et-vient vivant des navires de Pessoa ? Et si nous étions nous aussi citoyens de deux mondes, ou plutôt d’une multiplicité de mondes différents et cependant tous navigables ? Et si nos existences se déroulaient en effet dans l’entre-deux, ou plutôt dans l’entre, simplement, dans l’entre-tout ? Alors il y aurait encore lieu, malgré tout, d’évoquer le voyage. Tu le fais, Ilana, par les objets que tu construis, et par les espaces que tu laisses palpiter entre eux et dans tous les “entre” qui sont en eux. Et moi à mon tour, pour leur faire écho et pour leur rendre hommage, j’ai voulu t’offrir ce petit parcours de texte en texte, pour que tu devines un moment un peu du sens qui tournoie entre eux, un sens passager, voyageur, dont je ne connais rien, mais dont je suis certain que tu sauras l’entendre.
Références Pétrarque, L’ascension du Mont Ventoux, traduction Denis Montebello, éditions Séquences, 1990 Fernando Pessoa, Ode Maritime, traduction Armand Guibert, éditions Fata Morgana, 1980 Baudelaire, “Le voyage”, OEuvres complètes, NRF La Pléiade, 1975, tome I, p. 129-134 Elie Faure, Histoire de l’Art, L’Art Moderne, tome I, Livre de Poche, 1964, p. 167 et suivantes (Jean-Luc Godard, Pierrot le Fou, 1965. Cf. L’Avant-scène Cinéma, juillet-septembre 1976, p. 72). Siegfried Kracauer, “Le voyage et la danse”, in Le Voyage et la Danse. Figures de ville et vues de films, trad. Sabine Cornille, Presses Universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 1996
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Comme un désir de voyage Daniel Payot |
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