Ilana Isehayek
Presse / Textes "Fly me to the Moon"

Bien qu’une éclipse totale de soleil soit l’un des plus grandioses spectacles naturels - composé de rien moins que l’alignement de deux planètes et d’une étoile ! - le “sublime” de ce phénomène, à la différence de celui des paysages montagneux ou des tempêtes, n’a pas donné lieu à quelqu’oeuvre mémorable1 dans l’histoire de l’art européen des siècles passés.

 

L’art moderne ne s’est pas davantage appliqué à produire d’images suscitées ou inspirées par un tel phénomène, mais chacun sait désormais qu’au fil de son évolution, les rapports entretenus par les créateurs avec “la réalité extérieure” ne furent plus exclusivement de l’ordre de la représentation. Le réel n’y tint plus seulement le rôle de modèle ou de motif mais devenait la matière - à la fois concrète et symbolique - dans laquelle prenait forme visible une pensée singulière sur l’art autant que sur le monde et se risquaient une foisonnante diversité d’expériences personnelles.

 

Un événement tel qu’une éclipse, dépouillé aujourd’hui de son aura mythique ou religieuse de jadis, ne semble plus faire l’objet que d’une contemplation “esthétique”, éclairée par son explication scientifique. Mais les composants et les effets de ce phénomène tels que : brouillage temporaire de la distinction du jour et de la nuit, extinction des couleurs du monde, mouvements de corps suspendus dans l’espace, jeu de la lumière et de l’ombre sous-tendu par une architecture de figures géométriques simples mais nécessitant la présence d’un oeil en un point précis... se retrouvent aussi, isolés ou combinés en d’autres configurations, à d’autres fins, dans un nombre significatif de démarches artistiques contemporaines.

 

Tout comme une oeuvre d’art, ce phénomène rare, considéré comme une expérience pure du visible a ainsi pu faire l’objet d’une proposition possible à des artistes sous la forme d’une exposition présentant soit une de leurs oeuvres déjà existantes, choisie par eux-mêmes en fonction de la signification pour eux d’un tel événement céleste, soit en réalisant dans la même perspective un projet original spécifiquement conçu en vue de cette exposition.

 

Dix-sept artistes proposèrent ainsi des oeuvres touchant de manière complexe aux domaines de la peinture, de la sculpture, de la photographie, de l’installation et dans lesquelles l’art donne non point une image mais une mesure humaine chaque fois singulière de cet événement majestueux et insolite survenant de temps à autre dans le ciel.

 

Dans la diversité de ces oeuvres, un premier ensemble se distingue par la mise en acte d’effets de lumière, comme pour dévoiler le fait que lors du bref et rare déroulement d’une éclipse, la lumière au lieu d’éclairer le monde semble se manifester pour elle-même ou laisser entrevoir la structure d’ordinaire inapparente du visible.

 

Loin d’être des images montrant à la faveur d’une éclipse des étoiles en plein jour, les photographies d’Hubert DUPRAT extraites des séries “Jour et nuit” (1984-1985) et “Sans titre” (1985-1986) font accéder à l’intime de la vision : inversées car prises dans un atelier transformé en camera oscura percée d’un sténopé, ces images, se tiennent au plus près de leur naissance d’un partage de la lumière et des ténèbres. Et lorsque l’économie de ce dispositif de défait par l’incision de l’écran obturateur, le contenu apparemment banal de ces images se révèle avec un éclat aveuglant (tel celui d’une fin d’éclipse) être le tracé minutieux de la ligne frontière entre le ciel et le séjour des hommes.

 

Dans l’oeuvre intitulée “Cora” (1998), le sculpteur Vladimir SKODA mobilise sous deux formes rapprochées son volume de prédilection, la sphère. L’une affectée d’un mouvement de balancier produit un effet d’occultation très brève et périodique de l’espace environnant réfléchi à la surface d’une section de sphère en acier poli. Le jeu de ces deux éléments dont le dernier évoque par son image aussi bien la surface d’un monde que celle d’une rétine semble contracter la temporalité très ample à l’échelle humaine d’une éclipse jusqu’à donner à cette étrangeté du visible le rythme familier d’une respiration.

 

Les sentiments de crainte suscités par les éclipses avant leur élucidation astronomique tenaient en partie à la projection par l’esprit de combats d’êtres monstrueux ou divins - encore sensible dans le nom des constellations - sur l’écran lumineux du ciel nocturne. Patrick BAILLY-MAITRE-GRAND et Mac ADAMS confient à la lumière-même cette activité de l’esprit, attestant ainsi le lien indéfectible du visible avec l’illusion.

 

En une suite de huit photographies scandées par le déplacement de la source lumineuse et conclues par un brusque mouvement d’appareil, Patrick BAILLY-MAITRE-GRAND raconte dans ce “Rêve de ballon” (1998) une sorte de fable sur la métamorphose, l’illusion et la disparition : elle conduit l'oeil de l’apparence trompeuse des phases d’un astre, puis de la visée, comme en la lunette d’un fusil, d’une gueule de fauve jusqu’à la supposition plausible de la réalité d’un jouet. Dans l’expérience photographique de l’”objet trouvé”, comme dans le spectacle du ciel, un regard soudain s’anime au coeur de la vision, hésitant à se situer dans l’oeil ou dans la chose - ainsi voyait-on un visage dans la lune... - qui s’émancipe alors de son destin dans la fantaisie d’un conte.

 

Les “Shadow works” (1996-1997) de Mac ADAMS reprennent à leur manière le principe des constellations puisqu’ils unifient en l’ombre d’une silhouette nommable une pluralité d’objets “dramatisés” par un faisceau de lumière et emblématiques des anciens quatre “éléments de la vie” : la terre, l’air, le feu et l’eau. La structure optique de l’éclipse est ici fortement évoquée par la surface lumineuse circulaire, la projection de l’ombre et, plus particulièrement, l’apparition d’un “prodige visuel” par une disposition - précise dans l’oeuvre, transitoire et rare dans la nature - d’objets distincts, distants, dotés de trajectoires propres et d’une nature très différente de l’effet visuel produit.

 

Le travail de David BOENO est nourri de ses lectures d’auteurs, antérieurs au XVIIIe siècle, pour lesquels l’exploration des paradoxes et des mystères du visible (lumière, ombres, reflets, arc-en-ciel, éclipses et autres “météores”) traversait des domaines d’expérience aujourd’hui jugés hétéroclites et mêlait dans leurs formulations la mathématique, la philosophie, la religion et les légendes. De telles ambitions théoriques en quête des “principes premiers” ont la justesse de se matérialiser dans des dispositifs que David Boeno qualifie luimême de “rustiques”, comme cette pièce intitulée sobrement : “Sections d’un cône de ficelles par quatre plans de lumière” (1999). De même que l’obscurcissement du ciel lors d’une éclipse passait pour un message surnaturel, l’obscurité requise par les installations de David Boeno convient à l’apparition, quasi-initiatique, du petit nombre de figures idéales, d’origine transcendante et génératrices de la totalité des choses où elles se dissimulent, avant qu’en un second temps ne se laisse discerner ce cône de ficelles, figuration des rayons visuels par lequel elles atteignent l’oeil et, redressés à la verticale, de leur origine dans l’invisible.

 

La pénombre de l’installation de Bertrand GADENNE, “Le monde” (1999) met en scène la rotation qui affecte l’ensemble des corps célestes et l’état de suspension dans lequel ils nous apparaissent. La puissance de conviction de ce simulacre de lévitation repose sur son apparence de planète lointaine, à la surface accidentée, et sur la dissimulation d’un mécanisme qui en assure la fiction ; elle se parachève en réalisant la condition exceptionnelle, qui permet sur Terre les éclipses totales : d’être le point unique où les diamètres apparents de deux astres viennent à coïncider. La projection lumineuse “mise au point” sur la sphère en rotation lui donne en effet matérialité et vie tandis qu’au-delà, sur l’écran du mur se projette un disque de lumière résiduelle (mais tout aussi bien : originelle), quasi solaire puisqu’auréolé comme lui de la turbulence de particules lumineuses, en attente ou en perte d’images et seulement perceptible à la faveur de ces conditions exceptionnelles. Et sur ce fond lumineux, l’astre inscrit les accidents de son relief, dans lesquels, comme sur la Lune, il peut arriver à l’oeil de discerner les traits d’un visage humain.

 

Un deuxième groupe d’oeuvres conserve une identique dimension d’objectivité dans la mise en oeuvre de la lumière mais celle-ci, au lieu d’être en présence active dans un dispositif, se manifeste inscrite dans des images ou fixée dans des objets qui sont sous d

 

Les séquences photographiques de Barbara et Michael LEISGEN substituent à la mobilité du soleil celle de leur appareil de prise de vue, ouvert en “pose” et dirigé vers l’astre aux moments du jour où il est proche de l’horizon, comme le montre "Sonnen Spur / Trace de soleil" (1980 et 1998). Par cette technique subtile qui leur est particulière, les mouvements de leur main convertissent l’image ponctuelle du soleil en tracés d’écriture. Par son “bougé”, cette écriture estompe dans sa pénombre la netteté du monde, mais aussi adoucit le partage du ciel et de la terre ; les durées variables du tracé de chacune de ces lettres - elles forment les dernières paroles énigmatiques de Goethe : “Mehr Licht”/”Davantage de lumière” et le mot allemand “Finsternis”/”Ténèbres” (1999) - inventent sans nul trucage des couleurs d’aube, de crépuscule ou des montées de nuit invisibles à l’oeil nu. Et dans cette invention à ciel ouvert de lumières inconnues, d’horizons encore indécis par une écriture, il est alors possible de lire une version profane du récit de la Genèse, ou de récits de prodiges célestes tels que des “danses” ou des renversements de la course du soleil, qui, comme les éclipses, passaient jadis pour des signes divins.ivers modes ses lieux “naturels”.

 

Si “Sunset I, II, III” (1990 et 1992) de Bill CULBERT - qui mettent aussi en scène l’image du soleil et, comme “Rêve de ballon”, des objets trouvés - suivent fidèlement le mouvement naturel de l’astre, c’est pour mieux mettre en mouvement, par leur format et surtout leur cadrage, le regard du spectateur, amené à découvrir la subtilité d’un bricolage optique puis invité joyeusement à tirer (plus d’) un trait sur le genre traditionnel du “coucher de soleil artistique”... Par rapport à la réalité d’une éclipse, ces trois pièces mettent en oeuvre une méthodologie ironique que l’on pourrait nommer “l’inversion éclairante” : leur succession prend en effet le mouvement de l’éclipse à rebours puisque le soleil se révèle avoir été dissimulé par une ampoule éteinte dont il simulait l’incandescence du filament avant de disparaître au pied d’un empilement d’abat-jour qui n’ont nul besoin d’être tendus de tissu translucide puisque le bleu du ciel indique que l’atmosphère remplit parfaitement sa fonction diffusante de la lumière, tamisant pour les yeux terrestres la violence crue du rayonnement solaire subie par les astronautes foulant le sol lunaire. La précision de l’alignement de ces éléments, jouant de l’équivoque entre lumière artificielle et lumière naturelle dévoile à sa manière que la réalité d’une éclipse est d’être une illusion pour l’oeil, comme si par la simplicité de “montage” plus sublime que pittoresque, la nature se faisait, pour un bref instant, artiste. Mais n’a-t-on pas écrit qu’”avant la peinture de Turner, il n’y avait pas de brouillards à Londres”... ?

 

A l’intérieur de ce second groupe d’oeuvres, certaines opèrent une transformation, une transposition aussi bien formelle que poétique, de l’espace de cette exposition. En inscrivant sur une ampoule allumée - de faible intensité - et très discrètement placée, “une nuit”, Jean-Marie KRAUTH fait plus que tirer une “étincelle poétique” de la mise en contact insolite d’un mot et d’une chose habituellement ressentis comme contradictoires. Dès l’instant qu’on la découvre, une fois surmonté un léger éblouissement - raffinement ultime de sa discrétion ? - cette oeuvre émet pour l’esprit un rayonnement qui va largement au-delà de sa portée matérielle, l’emploi de l’article indéfini évoquant autant la “nuit” équivoque et aveuglante de l’éclipse qu’il requalifie soudain et intitule souverainement (car sa création remonte à 1987), naturellement, tout l’espace et les artifices techniques requis pour cette exposition.

 

Dans “Fly me to the moon”, Ilana ISEHAYEK reste fidèle à deux types d’objets par lesquels elle formule sa pensée du mouvement et de l’espace : les toupies dont l’équilibre vertical et, par conséquent, le déplacement est soumis à la constance de leur rotation ; les “behaïm”, désignés du nom d’un géographe de la Renaissance qui inventa ces éléments destinés à la représentation plane de la courbure d’une sphère, assez analogues à des “fuseaux horaires” tronqués à leurs extrémités. Réalisés en fer - “sidéral” et “sidérurgie” ont la même origine - ces “outils” de représentation mentale du globe terrestre, font irruption dans l’espace réel de l’exposition et acquièrent, par leur apparition fragmentaire, une puissante réalité, d’ailleurs accrue par la projection de leurs ombres dont le contour d’ensemble dessine le tracé d’un “behaïm” entier. Le chemin semé de failles que ces formes dessinent pour le déplacement des toupies se révèle donc ainsi, tel l’espace du ciel, être celui de leurs évolutions régulières comme de leurs disparitions possibles.

 

Le dispositif circulaire, suggéré par l’architecture géométrique des observatoires indiens, dans lequel Bernard MONINOT a installé vingt-quatre dessins intitulés “Flammes solaires (Observatoire)” (1984) ne déclare son inspiration astronomique, sa référence explicite à des phénomènes éruptifs jamais aussi bien perceptibles que lors des éclipses, que pour dégager le seuil, aménager le site à partir duquel il nous conduit à la pointe de notre acuité visuelle au-delà de tout arrêt sur une image. Placés verticalement à une juste hauteur, ses dessins sur verre immergent l’oeil dans le flux et le reflux de la lumière entre son absorption par le noir de fumée et sa réflexion sur le graphite, tandis que leur continuité horizontale suscite un rythme fait des élans et de retombées de ces luisances au-dessus des fragments de cercles obscurs. Du nombre de ces plaques de verre, identique à celui des heures du jour terrestre, s’infère l’idée que cet espace est, plus sûrement encore qu’un lieu réel ou figuré (en l’absence de tout indice d’échelle), une mise en forme du temps : libéré de toute quête de coïncidences stables, l’oeil s’anime d’une vie inconnue à épouser la pulsation du visible-au-bord-de-la-matière.

 

En guise de “Borne à la clairvoyance” (1999), Patrick MEYER a chargé deux arbres (ou fragments d’un même arbre) - l’un noirci au feu, l’autre blanchi d’avoir été écorcé - de donner corps aux tracés hésitants de la rencontre, tout juste ponctuelle, du clair et de l’obscur. Ces deux récents vestiges de la photosynthèse se prêtent avec une logique originale à transposition imaginaire d’une éclipse dont les noms en grec et en arabe (les langues dans lesquelles s’élaborèrent l’astronomie et l’optique occidentales sont gravés dans le bois. L’un d’eux porte d’ailleurs d’étranges “fruits” où perdurent les jeux de la lumière dans les prismes et les miroirs... Mais, surtout, la différence de taille de ces deux arbres et leur écartement sur deux niveaux de l’espace peut suggérer que ce dernier s’est insensiblement dilaté - au moins au voisinage de cette pièce - jusqu’à une dimension évocatrice de celle où se croisent les orbites des corps célestes.

 

Le dernier ensemble d’oeuvres paraît au premier regard écarter, par leur charge d’imaginaire ou leur composition énigmatique d’éléments, toute allusion directe et univoque à ce qui constitue l’expérience commune des éclipses. Ces pièces ne mettent pas en action la présence effective de la lumière et leur degré d’”objectivité” se trouve paradoxalement plutôt perturbé qu’assuré par le réalisme qu’elles exhibent et la “franche” visibilité de leur texture.

 

La seule pièce de l’exposition à porter comme titre l’unique mot “Eclipse” (1999), celle d’Oleg KULIK, surprend en effet par sa dimension charnelle, historique, violente, inattendue par rapport aux valeurs de paix immuable et cosmique longtemps inspirées par la contemplation du ciel. Cette composition en noir et blanc évoque curieusement un groupe statuaire célèbre, le “Laocoon” souvent cité comme exemple, dans l’art ancien, du sublime, non plus dans le spectacle de la nature mais dans l’expression de la douleur. Les chiens, dans la logique du travail de Kulik, ont remplacé les enfants du prêtre troyen - qui rappelons-le s’était opposé à l’entrée du fameux cheval des Grecs dans la ville - et, dans les mains du personnage central, cette fois vu de dos, un drapeau, unique élément coloré en rouge, dépourvu de toute étoile ou autre emblème et fait de l’étoffe éclatante des couvertures de survie, a remplacé le serpent envoyé par le dieu solaire, Apollon : il se déploie dans un ciel que semblent fuir quelques colombes ou oiseaux blancs, obscurci par les fumées qui montent d’un paysage urbain actuel passablement dévasté. Tandis que le visage de Laocoon, dans cette scène prémonitoire de la chute de Troie, révélait une maîtrise de la douleur, sur celui de Kulik peuvent se lire autant la révolte que l’effroi devant le cours d’un monde déserté par les oiseaux et les astres, c’est-à-dire : un dés-astre.

 

Grâce à son actualité - il s’agit bien des temps présents, et du corps-même de l’artiste - cette pièce pourrait déjà à elle seule nous donner à éprouver physiquement les sentiments de fin du monde qui accompagnaient jadis les éclipses. La démesure chaotique du monde n’y est même plus tempérée par sa pensée en l’homme : il mêle son cri à celui des chiens dans la disparition du ciel, l’éclipse du ciel même occulté par le drapeau qui en a capté toute la lumière encore épargnée par les hommes.

 

Par plusieurs de ses caractères, cette pièce peut aussi introduire aux relations des dernières oeuvres avec la question de l’éclipse. Si elles figurent ou nomment le ciel, il s’agit d’un ciel marqué de l’empreinte de l’homme et non sillonné de lumière. Il n’est plus l’occasion d’une effusion heureuse avec l’univers ou l’objet d’une curiosité émerveillée : une violence sourde, que le corps reconnaît, éprouve dans les étrangetés parfois discrètes qu’y discerne l’oeil, s’impose inéluctablement à l’esprit.

 

L’oeuvre “Sans titre” (1983) de Claudio PARMIGGIANI, oppose une vitre à la main tentée de déplier une carte du ciel bien réelle : froissée, déchirée, fixée sur la photographie d’une main qui semble autant l’offrir à la vue qu’en interdire aussi le toucher. Claudio PARMIGGIANI avait déjà dans une autre oeuvre, “Salita della memoria” approché cette idée de l’accessibilité du ciel pour le corps en dressant une échelle de pain contre un champ d’étoiles inscrit dans un polygone. Les constellations inscrites sur cette carte sont tout autant interdites à la main que fragiles sous sa prise, mais elles sont aussi une image de la pensée qui établit des relations entre ce qui est, comme l’oeil reconnaît des figures dans le ciel et la poésie en dessine entre les mots. Est-ce, sur ce fond vide et noir, la main de l’homme qui a déchiré un ciel ramené à la dimension d’une carte ou plus simplement la main de l’artiste - ce “voleur de ciel” - qui en a sauvé un fragment et a composé cette image ? La main et le ciel suivent-ils deux destins séparés et ne se sont-ils croisés qu’ici, comme deux astres lors d’une éclipse ? Ne nous hâtons pas de résoudre ou de rejeter ces modestes énigmes car, pour Parmiggiani : “Il ne faut jamais oublier que l’oeuvre est une question et pas une réponse”.

 

Si les titres donnés par Daniel POMMEREULLE semblent de brefs mais décisifs poèmes et orientent, à la suite du sien, notre esprit vers “le cosmos, les abysses, l’horizon”, ses oeuvres donnent aussi souvent le sentiment d’un violent déplacement du visible - imprévu et soudain lumineux - dans la matière, le corps, la pensée... ailleurs. Le plexiglas, l’étain et le bois rouge de “La brûlure du ciel” (1978) entrent en réaction selon une secrète chimie mentale dont l’expérience révèle quelques éclats d’une vérité charnelle du ciel : le rythme régulier du bleu des journées terrestres ne bat que sur le fond de l’immense nuit luisante de l’univers (la science mit en effet quelque temps à s’expliquer pourquoi, malgré le nombre infini d’astres que les télescopes découvraient dans chaque portion du ciel, la nuit pouvait être noire).

 

Les constellations que Pommereulle a cependant ouvertes au feu dans la douceur du métal ne brillent pas dans ce ciel : elles semblent plutôt avoir éclaté comme des bulles de sang dans un oeil qui aurait éperdument désiré graver en lui leur empreinte.

 

“Ciel n° 9, structure extérieure de la spirale de la galaxie d’Andromède et éclipse de soleil” (1978-1999), de Jacques MONORY est la seule oeuvre exposée ici à se présenter comme un paysage du ciel, inspiré du type d’images obtenues par de puissants télescopes. Mais, de même que le retraitement numérique et chromatique de telles prises de vues - en quoi la technique astronomique en est venue à faire étrangement écho à celle du peintre - permet de déchiffrer une histoire dans l’instantané d’un état du ciel et de nous y situer, la texture complexe de cette oeuvre vibre de multiples résonances entre la proximité inépuisable de la peinture et le lointain chaque jour plus dévoilé du cosmos.

 

Les rares couleurs élues par Monory dans le cours de son travail : son bleu, son rouge et son jaune, coïncident dans leurs noms et leur nombre avec celles par lesquels l’astrophysique détermine l’âge et le destin des étoiles. Mais c’est d’une certaine qualité de plexiglas et non d’un illusionnisme de la couleur qu’il fait scintiller une sorte de bouillonnement lumineux, mobile avec le regard, de son champ d’étoiles. Le semis de celles-ci tire sa vraisemblance bien plus de la justesse de son geste de peintre que de sa correspondance avec un cliché et ce geste paraît même s’affranchir de tout “modèle” dans les taches rouges qui, comme les gouttes à peine sèches du sang versé par la victime d’un coup de feu, maculent délibérément l’extérieur du vitrage, le long duquel pend à un fil une balle de fusil. Les chiffres qui repèrent certaines de ces taches ne dessinent d’ailleurs nulle constellation autre que celle d’une visée dont son auteur se réserve le secret. Enfin, d’être placée tout près de la photographie d’un chien familier, celle de l’éclipse quitte le registre de l’illustration pour s’inscrire, au-delà de tout symbolisme, dans la peinture vécue - ou dans la vie peinte - de Jacques Monory.

 

Seul l’apparent “réalisme” de cette peinture, qui pouvait sembler tendre, d’une manière plus risquée que les autres oeuvres, le leurre d’une réponse directe à la circonstance de cette exposition, a justifié la longueur - toujours à la fois excessive et insuffisante - de son commentaire.

 

Mais il prend en même temps valeur de conclusion puisqu’à l’épreuve de cette oeuvre se confirme l’intuition qui a fondé cette exposition et qu’a précisée pas à pas l’ensemble de toutes ces oeuvres, réunies dans la perspective appelée : “Eclipses” et tissant, transversalement à cette ligne, une richesse de correspondances imprévues, due à une puissance d’invention témoignant au premier chef de la personnalité, de l’exigence et de la liberté de leurs créateurs.

 

En cette intuition pourrait se formuler ainsi : le regard porté par l’art vers le ciel, ses phénomènes, ses objets, sa distance, sa lumière, serait l’une des voies qu’il s’est ouvert pour l’exploration - tour à tour méthodique, ludique, méditative, passionnée... - tout autant du visible que de son propre inconnu.

 

 

Éclipses
Paul Guérin
1999

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