Ilana Isehayek
Presse / Textes Mes cabanes à Sélestat

Les cabanes élaborées par Ilana Isehayek, sont des constructions de bois installées dans l’espace urbain, où elles introduisent d'emblée une interrogation, suscitent la curiosité, incitent à la découverte. Le matériau sommaire qui les constitue et leur confère l’aspect de boites monumentales: planchettes de bois très ordinaires assemblées avec soin, évoque les remplois d'éléments de conditionnement, de conteneurs, de caisses que l'artiste met habituellement en "oeuvre" et qu’elle choisit aussi bien pour leur universelle "banalité" que pour la mémoire dont ils sont porteurs.
La cabane, abri primitif et sommaire constitue l'archétype de l'habitat, du lieu de vie que se construit l'homme pour y installer son intimité. C'est précisément l'installation d'un espace privé et clos dans l'espace public, espace ouvert, qui conduit à cette interrogation quasi irrépressible, à ce désir de révélation impérative que provoque ordinairement ce qui est apparemment caché.

 

A la différence des igloos bien connus de Mario Merz réalisés plus sommairement mais également à partir de matériaux remployés et de fragments : verre, métal, cartons… et qui évoquent aussi l'abri premier, les cabanes conçues par Ilana Isehayec appellent au dévoilement d'un espace intérieur que ne laisse pas deviner leur structure hermétique. Un premier indice est cependant proposé: chambre, cuisine, living-room, sous-sol …ces inscriptions tracées sur les parois extérieures semblent identifier chaque cellule. Il convient cependant de le vérifier en s'approchant encore pour découvrir au moyen de discrets oeilletons disposés çà et là, l’aménagement très ordinaire lui aussi des différentes pièces d'un appartement. Le spectateur qui découvre en clignant d'un oeil, le dispositif interne de chacune des pièces pense en effet contempler la banalité d'un intérieur sans caractère particulier où meubles, objets et traces de vie se donnent à voir pour ce qu'ils sont. Mais il ne découvre qu’une apparence, une illustration exempte de métaphores ou de symboles. Ces "intérieurs" , liés par ailleurs au vécu de l’artiste, ne sont en effet que reproductions d'images photographiques tirées sur papier après transmission par internet. Images d'une réalité transformée où les pixels revendiqués comme éléments constructifs, confèrent à un espace illusionniste son ambiguë réalité. Ainsi, ces lieux communs sont présentés en une succession d'images qui nous renvoient à nous mêmes, à nos espaces intimes à nos codes et à nos modes de vie. Et le spectateur, au delà des apparences, est incité (manipulé ?) à se regarder lui même en découvrant l'image du lieu de l'autre, à s'arrêter quelques instants dans la contemplation d'un espace qu'il appréhende sans pour autant le pénétrer.

 

S'instaure alors une relation théâtrale entre un faux intérieur à peine dévoilé et une réalité extérieure où le spectateur est acteur. L'installation urbaine devient une scène, le "regardeur" est regardé au sortir d'un espace qu'il entrevoit d’un "coup d’oeilleton" en se cognant malgré tout aux chambranles des portes aux angles de la table, à la recherche de l'autre, de celui qui avant lui a virtuellement déambulé dans une pièce pourtant seulement figurée. Espace boite à peine taillé à la dimension humaine ainsi que les construits dans sa peinture dès la fin du Moyen âge, un Konrad Witz. Dans les cellules inventées par Illana, à la différence toutefois des volets des retables de Witz , l’homme n’est présent que par sa projection suggérée, devinée, supposée. Il ne s’agit donc pas d’un propos voyeuriste…il n’y a rien à voir, rien de ce que l’on s’attend à voir! Ce qui est révélé procède d’une autre ambition.

 

Le projet d’Ilana est d’abord un acte artistique. Ni décor ni attraction foraine, l’installation des cabanes nous conduit à une confrontation avec l’altérité par le biais d’un espace virtuel installé dans l’espace réel. L’artiste désigne un passage, un lien entre deux réalités relatives, entre espace social et espace intime. Elle en accentue la matérialité au moyen de niches découpées dans l’épaisseur des parois extérieures des cellules. Taillées à la mesure du corps elles offrent au visiteur un discret poste d’observation. Assis ou debout, le passant s’arrête un instant pour apprécier cette "distante proximité" qui caractérise dans les villes, la relation entre les humains. Adossé au mur, comme engagé dans la paroi, haut relief à peine animé sous un abri dérisoire mais protecteur, il se tient immobile au seuil d’un espace transitionnel qui le situe sur la ligne exacte d’une frontière pourtant imperceptible.

 

Regardeurs curieux, passes-murailles collés à la lentille du judas optique qui nous conduit d’une pièce à l’autre en traversant les cloisons d’une étrange maison dont nous cherchons vainement à découvrir le plan, nous nous trouvons en situation d’observés alors que nous nous prétendons observateurs. Acteurs et spectateurs tel est le rôle que sur la scène du monde nous sommes amenés à jouer. De l’espace privé vers l’espace public, de notre plus secrète intimité au partage incontournable du quotidien social, nous regardons ce monde en essayant de deviner ce qui se dissimule derrière ses mille et une portes. Les constructions de bois fragiles mais intangibles installées par Ilana Isehayek dans nos villes de pierre, nous aident à le mieux regarder et, ce faisant, nous incitent à le mieux vivre.

Cabanes urbaines pour espace transitionnel
Jean –Yves Bainier
Mars 2003

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