Ilana Isehayek
Presse / Textes Windbreaker/Brise vent

Plus d’une fois, les activités menées par le CEAAC ont suscité des réactions critiques parfois vives déplorant la violence faite à un espace naturel par l’installation d’une oeuvre d’art contemporain dont l’étrangeté formelle était jugée par certains perturbatrice de l’intégrité naturelle et familière du paysage.

 

Le brise-vent / Windbreaker , de l’artiste d’origine canadienne, Ilana ISEHAYEK, mis en place au lieu-dit "Les quatre bornes" , près de Saales, présente au contraire la particularité de répondre en tant qu’oeuvre d’art à une catastrophe - celle-ci naturelle - qui détruisit à la fin de l’année 1999 une grande partie des forêts françaises et allemandes, exposées à un ouragan d’une violence jusqu’à ces derniers temps inhabituelle sous nos latitudes.

 

Par son titre et la circonstance de sa création, cette oeuvre de grandes dimensions, faite d’un agencement de lattes de bois dans une structure métallique dessinant le tracé d’une ligne brisée, semblerait alors jouer le rôle d’un dispositif fonctionnel qui, bien que tardivement conçu et installé, pourrait se révéler ultérieurement d’une précieuse utilité lors de nouvelles tempêtes.

 

Pourtant ce caractère d’utilité ne tarde pas à devenir problématique car, malgré sa taille conséquente, cet étrange objet apparaît comme un rempart bien fragile et modeste au regard de l’ampleur des forces naturelles auxquelles il est supposé faire obstacle et, lorsque l’on considère sa situation en un lieu désert où seules de jeunes pousses de sapins croissent à l’emplacement des arbres abattus, on ne voit guère ce que ce brise-vent a pour but de protéger…

 

Une ambiguïté se dessine donc entre une incertaine fonction de prévenir matériellement un événement futur et celle de commémorer un événement d’un passé récent : la relation de ce dispositif à la force des vents est donc de nature tout autant symbolique que réelle et confirme ainsi sa réalité d’être la concrétisation d’une pensée artistique.

 

Le brise-vent partage en effet plusieurs traits rappelant des oeuvres antérieures d’Ilana Isehayek .

 

Une installation réalisée en plein air, intitulée: Mes cabanes à Sélestat, avait déjà recours à des pièces de bois comme ici revêtues d’inscriptions ("la chambre" , "la cuisine" ) montées dans des structures métalliques. Mais celles-ci étaient fermées sur un intérieur et c’est seulement en examinant de très près ces objets clos que l’on découvrait par un oeilleton guère plus gros qu’un noeud dans une planche de bois, des éléments d’un intérieur domestique.

 

L’oeuvre des Quatre Bornes est au contraire une ligne ouverte à ses extrémités qui, malgré sa longueur ne fait que très peu écran à la vue du paysage. C’est par son dessin brisé qu’elle instaure néanmoins un jeu entre le visible et l’invisible portant sur des lignes tracées à la surface des panneaux de bois. Il faudra cette fois que le spectateur s’en éloigne, se déplace autour de l’oeuvre – comme on le fait d’ordinaire autour d’un objet à trois dimensions ou d’une sculpture traditionnelle en ronde-bosse - pour qu’en certains points, la confusion des tracés se dissipe et rende lisibles à sa surface les mots : «l’ouest», "le nord" , "l’est" et "le sud" .

 

Les quatre points cardinaux ont en effet déterminé la mise en place des panneaux qui deviennent ici, avec leur lignes de bois semblables à celles d’un cahier d’écolier, les supports d’une écriture soigneuse et souple. Les dimensions et la structure de l’oeuvre se justifient alors d’offrir, à quatre reprises, des sortes de cartels d’exposition, non plus indiquant le titre d’une oeuvre accrochée à un mur, mais littéralement sous-titrant le "contenu de paysage" correspondant à chacune de ces quatre orientations d’usage universel. En pleine nature, ces inscriptions donnent sur l’Ouvert de l’espace environnant et suggèrent même – comme le font les traditionnelles tables d’orientation – l’inscription de ce modeste site dans l’ensemble de la surface terrestre qui s’étend invisible au-delà de l’horizon.

 

En même temps, cet artifice d’écriture instaure pour son lecteur une situation exemplaire dans laquelle une attitude exploratrice de tous les aspects d’une oeuvre d’art, la recherche des justes positions par rapport à elle peuvent donner, comme par surcroît, une juste orientation par rapport au monde, une ouverture de celui-ci audelà de l’environnement immédiat…

La question de l’orientation est en effet liée à la pensée (et à la pratique) du voyage, du mouvement et de l’espace qui depuis toujours anime le travail d’Ilana Isehayek. Les deux langues énonçant le titre sont en effet révélatrices de la biographie de l’artiste, de sa migration à travers plusieurs cultures.

 

L’ajustage soigneux des lattes de bois du Brise-vent rappelle celui des coques de bateaux : ceux qu’elle a construits pour naviguer le long des côtes bretonnes, tout comme ceux plus petits, qu’elle insérait, renversés, dans ses premières peintures sur bois. Ici, il s’agira dans la réalité d’un paysage forestier de maintenir une stabilité exposée aux multiples mouvements et activités de la nature : pression du vent, infiltration de l’eau et du gel ou encore déformations du sol…Il est de plus vertigineux de penser que cet objet, somme toute de petite taille, traduit, en indiquant le Nord, les effets du magnétisme provoqué par les mouvements de convection de matières en fusion situées bien en dessous de l’écorce terrestre tout comme d’ailleurs les tempêtes auquel il devra résister proviennent de la convection d’énormes masses d’air humide chauffées par le soleil au-dessus des océans tropicaux et mises en mouvement par la rotation de la Terre !

 

La même forme de coque, mais cette fois aplatie et tronquée à ses extrémités verticales, se retrouvait dans la série des Behaïm, élaborée à partir du procédé de représentation de la surface du globe terrestre inventé par un astronome mathématicien et explorateur du XVI° siècle. C’est aujourd’hui au cheminement du simple promeneur, acceptant de se laisser un moment distraire de son trajet par une oeuvre d’art, que le Brise-vent offrira à sa manière un inhabituel repère d’orientation.

 

Enfin, les Chiquitas, nées d’un assemblage de morceaux de bois provenant de cageots de bananes mexicaines, faisaient, sous la forme d’immenses cônes incurvés, irruption dans un espace d’exposition à partir d’un autre espace invisible derrière le sol, les murs ou le plafond. Nul doute qu’un même effet de surprise naîtra de la découverte inopinée de cette silencieuse page d’écriture, tracée sur du bois mort parmi les arbres bruissant sous le vent et les chants d’oiseaux…

 

Le Brise-vent appartient bien par ces divers caractères ainsi rappelés à l’oeuvre sculpté d’Ilana Isehayek, mais par sa situation, il y ajoute une singulière "oscillation" entre un statut d’objet apparemment fonctionnel, une dimension d’écriture et une modulation, une articulation de l’espace, spécifiques de la sculpture qui s’est au cours du XX° siècle émancipée de sa traditionnelle visée figurative. Mais il est aussi intéressant de noter que l’inscription de la continuité des mots sur l’extension des panneaux de bois a dû résoudre des problèmes rappelant ceux rencontrés jadis par les peintres dans leur élaboration de la perspective ou dans leur désir de produire des illusions visuelles.

 

Ce n’est dès lors plus un simple hasard si Ilana Isehayek s’est inspirée pour concevoir cette oeuvre d’un panneau de la réconciliation, présent dans le Musée Oberlin à Waldersbach, localité proche de ce site. En effet, dans cet objet datant du XVIII°siècle, imaginé à des fins didactiques par le pasteur Oberlin, des lignes et couleurs posées sur une surface pliée permettaient de voir deux images différentes selon l’angle sous lequel on l’ examinait. Ainsi était enseignée de manière sensible et simple la coexistence possible et paisible de deux points de vue également justes sur la même chose, dans le droit fil de la pensée des Lumières, hostile au dogmatisme et au fanatisme qui en découle.

Windbreaker / Le brise-vent, d’Ilana Isehayek aux Quatre bornes
Paul Guérin
2004

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